SUR LA CONSTITUTION DU TEMPS PAR LA COULEUR DANS LES ŒUVRES RÉCENTES D'ALBERT AYME - 1980

Extraits du texte de Jean-François LYOTARD :

Albert Ayme est un artiste postmoderne. Ni la représentation des grands motifs, ni l'expression de son intériorité ne sont à ses yeux des légitimations de son art. Il expérimente… Cette logique par tons, et non par mots, est donc une analyse des opérations sur les figures et aussi sur les moments.

L'extrême paradoxe de ces œuvres réside en cela : expérimenter sur le temps par la peinture, c'est-à-dire par la couleur. Le résultat en est ceci : le temps est dans la couleur, et la couleur est dans le temps. L'altération d'une couleur suppose le mouvement des couleurs, et celui-ci suppose celle-là. Il y a immanence réciproque d'une sorte de changement à l'autre. C'est ce qui fait le paradoxe… Il est à la mesure des problèmes posés par les grands classiques, Diodore Kronos, Aristote, Augustin, Hegel, Husserl, Bergson… En superposant en transparence les couleurs, A.A. veut inscrire du temps pur dans l'espace peint. Le changement ne consiste pas ici dans la variation chromatique d'une plage à l'autre, mais dans l'altération sur place d'une même plage par plusieurs couleurs superposées. Le temps n'est pas saisi par la médiation de l'espace comme mouvement, mais comme altération de la plage immobile. Et le destinataire (s'il y en a un) reçoit des synthèses temporelles faites.

Le principe de superposition exige celui de discontinuité. Chaque nappe de couleur est comme un transparent teinté par l'une des trois primaires, et placé devant l'écran blanc du drap… Les couleurs se couchent en épaisseur. Chacune fait oublier l'autre. Mais en même temps elle s'en trouve affectée, et en conserve quelque chose. Le passé occulté par le présent modifie celui-ci à son insu… A.A. appelle cette course des couleurs les unes après les autres "tressage"… Cette figure suggère une partition… La tresse est un continuum de trois fils qui courent séparément les uns en avant des autres. - Mais cette course des couleurs n'est-elle pas un mouvement, c'est-à-dire une sorte de changement dans l'espace-temps, et non dans le temps pur comme l'altération immobile des couleurs par plage ?.. Il suffit en effet du temps pour altérer les couleurs, il faut supposer en outre l'espace pour les mouvoir… Le bleu couvre le premier rectangle, le rouge s'y superpose, mais s'étend continûment jusqu'à couvrir le second, et le jaune vient napper d'un coup les trois premiers… La plage d'A.A. est la synthèse verticale, la pièce est la succession horizontale : elles sont immanentes l'une à l'autre…

Les plages sont d'une part des complexes harmoniques combinant des unités chromatiques élémentaires, les primaires qui seraient comme des sons (des "accents", disent Rousseau et Hegel) ; et d'autre part des unités métriques qui divisent l'espace-temps de la pièce où les plages sont disposées. La disposition sur la pièce des "accords" chromatiques portés par les plages compose une mélodie. Le rythme de la pièce est donné par le rapport entre la succession des accords chromatiques et le metrum , la mesure, défini par les figures des plages, rectangles ou autres. En comparant cette organisation avec celles des toiles de Newman ou de Rothko, on s'assurerait sans peine qu'à la différence de ces dernières, celle d'A.A. sollicite beaucoup moins le sens de la vue.

On peut changer les règles, on obtient d'autres combinaisons… Il n'y a pas de transgression, mais des jeux différents. L'idée de transgression relève d'une métaphysique de la loi… Le "sérialisme" de Schönberg, celui de Boulez, de Butor, appartiennent à la même problématique… "Tentative d'abolition de tout privilège discriminatoire entre les trois primaires", dit A.A. Une politique serait-elle possible selon le même paradigme général ? N'est-ce pas lui qui gouverna l'institution des règles du jeu politique de la démocratie à Athènes lors de la réforme clisthénienne ? Et une érotique ? "L'énigme que je traque à travers la peinture, c'est celle de la femme", écrit A.A. Quels sont alors les unités élémentaires qu'il convient de substituer à Bleu Jaune Rouge dans la matrice ? Des sexes, des noms de personnes, des positions, des affects, des pulsions partielles ?… Le fantasme est lui aussi constitué de couches superposées…

Chez Husserl un état de conscience "retient" des états antérieurs, chez A.A., la couleur "retient" des couleurs antérieures. Dans la post-modernité, la couleur étant prise comme la conscience, et la conscience comme la couleur, la peinture se fait réflexion, et la philosophie peinture…C'est pourquoi il convient de penser plutôt que de voir, ou avant de voir… J-F.L. - Philosophe