LES NUICTS - Un exercice de style - 1995

Extraits du texte de Michel BUTOR :

LA NUIT AU CARRÉ.

Par delà les séductions de la couleur, la solidité de la "valeur"… Le noir, le règne de la nuit, celle qui boit lumière et chaleur, le grand creuset, le retour à la matière première des alchimistes, ce à partir de quoi tout peut renaître, et parler… Mille et une nuicts.

Sentiment d'enceinte, de forteresse autour de la rose du cœur… Toutes les figures du pourtour vont se retrouver dans le cœur, mais ramassées, concentrées… Il attire, fascine…Le temps vient à notre rencontre… Le temps s'enfonce en vrille… Comme une structure comparable à celle de l'ensemble, nous pouvons distinguer à l'intérieur de celui-ci un pourtour et un cœur du cœur… Il est plus ou moins voilé, lointain, difficile d'accès. Parfois la flamme irradiante nous éblouit directement… Le pourtour apparaît alors comme ténèbres. Les découpures blanches, ou les trous donnent sur la nuit blanche... C'est la sphère d'éclairement à l'intérieur de la chambre de méditation ; et le cœur du cœur, c'est la flamme de la bougie. Georges de la Tour… Le noir sur blanc, c'est deuil sur deuil, la négation, le renversement, le négatif, et l'affirmation en quoi celui-ci se transfigure inépuisablement… Le domaine de la méditation sur la mort et l'écriture… Les taches aléatoires et passagères en dépôt, évoquent pour le psychologue les tests de Rorschach, mais ils sont pris et multipliés dans une construction cristalline en expansion qui nous interroge de tous côtés…

Sous le noir il y a l'attente
avec ses sinuosités
ses multiples efflorescences
pétales ramures antennes
caresses murmures soupirs
la prolifération des ombres
la dissémination des nombres
la dentelle des souvenirs M.B. 1994 - Écrivain

Extraits du texte de Jean-François LYOTARD :

NÉCESSITÉ DE LAZARE.

L'œuvre est une apparence en laquelle advient une apparition. D'elle émane un espace, un temps, un chromatisme irréductibles à son contexte visuel et culturel… Nullement une image, plutôt un fait… Il se pourrait que toute grande œuvre de peinture exigeât que le visible fût sacrifié afin que fût donnée aux yeux des humains la grâce de voir ce qu'ils ne voient pas. Pas plus qu'aucun grand artiste, A.A. n'accorde foi aux apparences, il attend l'apparition… Le visible est plongé dans le bain de la nuit, pour lustration… Le moment de ces Nuicts. Cette mise à mort de la couleur exalte sa vérité. Elle l'émancipe de la vie agitée et précaire des apparences… Le geste pictural se meut de désespoir et de colère à l'endroit de la vue permise et des corps visibles, d'une abjection pour la vie trompée… L'œil et la pensée à l'abri des tentations de complémenter, de compléter et de complaire… "La nature a lieu, dit Mallarmé : on n'y ajoutera pas"... Carrés ou rectangulaires, toiles ou papiers sont ici suspendus sans cadre, libres d'attache au contexte : vois ci, voici… L'œuvre d'A.A. est un fait musical en couleurs. La musique est le temps fait éternité, L'Offrande musicale de Bach ou Répons de Boulez. Non pas "la mer allée avec le soleil", comme prophétisait Rimbaud, mais le son, et ici la couleur, allé avec le nombre…

Nulle procédure en son cas, mais une règle monacale (éthique, répète-t-il), une vertu quasi-pythagoricienne… A.A. peint, je le répète, ou quelque chose se peint à travers lui, afin que la misère du sensible soit rédimée dans le sensible même. Rien n'est moins abstrait, moins "malévitchien", que ces concrétions de chromatismes chroniques… C'est, en chacun, la Chose qui demande que les données soient excédées, par soustraction ou prolifération, ou les deux. La Chose qui demande l'impossible.
Un mendiant systématique nous fait ici l'offrande picturale de cette demande de couleurs impossibles. Il a fallut La Nuict pour leur donner le jour. J-F. L. 1993 - Philosophe